27. Interlude aux sentiments

Publié le par L'homme qui ne vivait que de mots

 


Nous sommes à Kompong Som. Aussi appelé Sihanoukville.

Il y a l'océan indien sur des plages sans vie.

Des paillotes joliment frêles, abandonnées à la côte.

 

Un panorama pénétrant, les fragments d'un globe chamallow.

On jurerait ce paysage inchangé depuis plusieurs siècles.

 

La Terre-astrale émotionnelle...

 

Et dans ce cadre interminable, où le temps suspendrait les songes de tout ce qui ne bouge pas.

Là, condamnés au mouvement, tous le jours on se quitte. Tous les soirs on s'acquitte.

Comme s'il fallait toujours boire à la limite de la brèche.

 

De grands hôtels en disputes.

De divergences en turpitudes.

 

Ma love story avec Sophear, ce n'est pas l'amour et l'eau fraîche.

 

Plutôt la passion torrentielle.

La sensualité impulsive.

Les courants hydro-éléctriques.

L'hydre de nos chutes de reins, et celle de nos chutes libres.

 

À s'aimer coûte que coûte, envers et contre nous, c'est fou à quel point le coeur s'use.

À quel point il en redemande.

 


Une nuit. Deux transats. Une plage.

 

Derrière nous, s'anime un mince échantillon, festif, d'une jeunesse occidentale.

Comme on en voit à Koh Chang. Comme il en est à Koh Pha Ngan.

Comme il en est, juste là et autrement comme... Un soir de plus à leurs escales.

 

Un ampli qui joue Buddha Bar.

Et un bar en osier où tanguent, comme les fleurs, des cocktails empaillés.

 

Ça parle joyeusement fort.

Les regards sont lustrés.

Séduction franche et tamisée.

Sans rien faire, l'insouciance trouve ses raisons.

Ou simplement se consomme, sans qu'autour rien d'autre n'existe.

 

Serendipity beach.

Un coin de crique, ouvert à flanc de grève.

Et des guirlandes à lampions qui illuminent les verres et découpent les silhouettes.

 

Face à nous c'est la mer.

Plus noire encore que le ciel.

 

Sophear n'y est pas à l'aise.

Je la comprends...

 

C'est la seule khmère ici.

Une étrangère dans son propre pays.

 

Un sentiment commun, un symptôme trop géographique.

Une presque coutume, forgée de mauvaises habitudes.

 

Comme celles qui, à présent, permettent à tant de regards crus de prendre Sophear pour une pute...

 

On me témoigne des sourires complices.

On lui fait des grands yeux salaces.

 

Et, en ne me retenant qu'au sable, mes poings-virgules ne sont pas loin d'amorcer là une ou deux phrases.

Mais Sophear, si égale à elle-même, réinterprète ma tension.

 

"Si ça t'emmerde qu'on te croit avec une pute, t'as qu'à le dire! Je peux partir!"

 

...Comment voir le simple des choses, lorsque l'on est si compliquée?

 

Sans rien dire je l'embrasse.

Sans rien dire elle me repousse...

 

Calmement alors je m'explique.

Ça la trouble.

Et soudain je m'interromps.

Je bifurque.

 

C'est qu'il y a, juste à côté de nous, un groupe de gosses qui s'embrouillent.

Une poignée d'enfants des rues.

Des sniffers de colle.

Des sillonneurs de plage en quête de recyclables, et qui traînent leurs gros sacs.

Là, le plus jeune est pris en grippe par les autres.

Ils en veulent à son sac.

Je l'ai vu qui essaye de protéger son butin, et eux resserrer leur menace.

J'interviens.

Ils se moquent de moi, de lui. Ils me testent.

Avec son amas de canettes, leur victime se glisse derrière moi.

Les autres veulent le rattraper.

Je hausse le ton en khmer. Ils s'arrêtent.

Conspirent entre eux. S'attardent autour.

Et puis très vite ils oublient.

La colle a eu raison de tous et le plus jeune vient s'endormir entre les pieds de nos chaises-longues.

 

C'est alors que Sophear se lève, et là dessus me pique un fard.

D'abord en khmer. Vraisemblablement des insultes.

Mais je ne les comprends pas.

Et ce saut d'humeur encore moins.

 

C'est décousu, paradoxal, et déroutant d'incohérence.

 

Elle me reproche violemment d'entraver à l'injustice.

De n'être qu'un con prétentieux qui ne peux rien savoir du nécessaire ordre des choses.

Que je vis à dix milles lieux de la réalité d'ici, avec une armada de valeurs débiles, plus naïves les unes que les autres.

 

J'avais connu les colères froides.

Je découvrais la fureur chaude.

 

Un ouragan, à peine plus long qu'un claquement de porte, suivi d'une incompréhension totale.

Une incompréhension durable.

 

Ce n'était pas du tout son style.

Elle excellait au contraire dans les non-manifestations.

Dans les regards trop silencieux, les paroles vives, cinglantes, mais en façade d'émotions parfaitement contenues.

 

Après ça, elle ne disait plus rien. Restait prostrée.

Mais elle ne partait pas.

Et se montrait à moi plus bizarre que jamais.

 


"Tu viens!?"

 

Je la suivais, pas fâché de quitter la plage.

Mais en allant vers sa voiture, j'appréhendais surtout la suite.

 

Elle conduisait et ne parlerait plus.

Je m'efforçais d'en faire autant.

 

Rien jusqu'à la chambre d'hôtel.

 

Et puis, une fois la porte refermée, son visage...

Le miracle.

 

Ça devait ressembler à ses traits de la première fois.

Mais cette fois-ci, j'étais en face.

 

Un court instant, j'avais encore cru à des larmes.

 

Pourquoi... Je ne sais pas.

Peut-être ma propre émotion.

 

L'hostilité n'était pas seulement effacée.

Mais juste inimaginable.

 

Et elle m'approchait en flottant sur un tapis de sagesse.

Je la trouvais resplendissante.

 

Après la pluie, le beau temps.

Venue d'ailleurs.

De très loin.

Rien que pour nous.

 

La "confiance en soie" l'habitait.

 

Le rouge aux joues.

Le noir des yeux saillant.

Seulement dans l'intensité de tout ce qui échappe au temps.

Elle me fixait.

 


Il y a des jours depuis, lorsque sur la route je me manque, en écrivant, j'aime à essayer d'entrevoir ce qu'alors ses yeux là voyaient.

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J
Ecrivez donc les sentiments pour qu'ils trouvent leur miroir.<br /> Comme vous le faites, c'est très beau!<br /> Ça remue de vous lire...
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D
Il y a des interludes entre parenthèses, <br /> qui ouvrent les mots et rallongent les phrases.<br /> Les découvertes font parti des voyages...
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