33. Vík í Mýrdal
On dirait les nom et prénom d'un amour de jeunesse magique. Ou bien l'affection d'une femme, le jour où son enfant prend froid.
En vérité, c'est une tendresse naturelle à l'échelle d'un village.
Dans la foulée d'un danger écarté, suivront les remontrances d'une voix bien intentionnée. De celle que l'on sent heureuse, enfin, de pouvoir se rassurer en nous disant qu'une prochaine fois il faudra faire plus attention. Machinalement, on acquiescera, comme si de rien n'était plus.
Je suis au lit. Il est à moi.
Héros d'une fin de saga qui après s'être tant donné ne sait plus s'il a vaincu.
De la vie me semble ailleurs. Et si proche, que les bras de ma torpeur ne la saisisse que floue.
Je suis malade. La meilleur couverture du monde m'accable de son réconfort.
J'ai attrapé sans doute une glaciopathie carabinée, une fièvre iceberg, une grippe esquimaude, peut être les trois d'un coup...
Ou alors l'un de ces fléaux endémiques au grand nord qui stalactite la volonté, morfond toutes les perspectives et fait pleurer du nez.
« Tu as moins de force qu'une chaussette.
Ton cerveau est le roi des gauches et ses émissaires ne sont rien.
Rien que deux manchots albinos.
Ô mon ami, tu es pâle!
Pâle comme un glaçon tout chaud.
Pâle comme un garçon sans joie.
Et ta belle du voyage, ta gitane de poésie.
Elle est fondue, au fond du gouffre... »
Ainsi parlaient les elfes tout autour de mon lit.
Loin penchées sur mon sort, deux walkyries concentrées cherchent des poux à de vieux grelots sourds.
Assez me dis-je!
Opère alors une révolte cérébrale. Branle-bas de combat chez mes neurones et mes sens. Mais rien n'y fait.
Je ne comprends toujours pas.
Eux pourtant, ne semblent pas comprendre que je ne comprenne pas.
Et moi, comme une information perdue derrière mes yeux entrebâillés, depuis l'autre pays lointain de la pièce où nous nous trouvons, je n'ai pas la moindre conscience que ces personnes autour sont vraies.
Avant ou après, ça a beaucoup tergiversé.
Rhinopharyngite? Simulidose?
Vraisemblablement l'une sur l'autre.
En islandais, les gens ne parlent pas. Mais ils chantent, ou alors ça y ressemble.
C'est envoûtant de les entendre. Comme le bruit de l'eau qui court dans une rivière où l'on tombe, en plein coeur d'une région seule et que le folklore dit hantée.
Ici aussi, dans cette vielle ferme de Vík, le charme de leur chant agit. Même s'il naît de mes symptômes, de leurs noms, et du mélange des champs lexicaux de mon mal.
Je me sens tout con maintenant. Comme un macareux juste né.
Et eux, ce sont mes ornithologues.
La simulidose n'est pas du tout cette maladie réservée au randonneur qui simule mais une infection très locale que l'on doit à un moucheron minuscule, le simulie. Mais ce n'est pas la saison, alors allez savoir pourquoi...
J'ai du me faire piquer par le tout dernier spécimen vivant de l'édition 2002. Et le bougre était tellement seul que je n'ai pas vu son nuage.
L'autre spécialité du coin, c'est la rhinopharyngite. L’énergie géothermique qui fournie gratuitement du chauffage à toute l'île est tellement efficace que les passages du chaud au froid sont des calvaires pour le pharynx.
J'ai vraiment bien fait de me poser ici, aux premiers signes étranges de mon dérèglement métabolique.
C'est la station la plus pluvieuse du pays et je ne le vois même pas. Je reste alité une semaine avec souvent des gens autour, debout. Des gens qui me parlent, ou alors qui parlent de moi en me montrant du doigt avec l'ongle de leur menton.
Par là, il y a peu d'âmes qui vivent. Mais tous ceux qui viennent me voir ont entendu parlé d'un vaste alphabet de pierres, 100km plus loin, près de la petite ville d'Hella.
Ceux qui m'en parle ne l'ont pas vu. Il savent seulement que par là-bas ça prête à de vives polémiques.
Certains y voit un hommage à leur île, la fierté d'une langue ancienne qui n'a rien perdu dans les siècles, et l'identité d'un pays au plus proche de la nature, plus originelle que jamais, et plus fragile que toujours.
Pour d'autres avis, au contraire, c'est un scandale écologique. Déplacer autant la nature peut menacer l'écosystème. C'est le geste inconscient d'un touriste qui, si on laisse faire sans rien dire, risque de se voir imité.
L'église s'en est mêlé. Et toutes les superstitions d'ajouter au débat publique.
Tout le Landmannalaugar est un région "hantée". Et en particulier les alentours d'Hella. Au pied du glacier Mýrdal, le petit village de Vík connaît aussi son lot d'histoires de fantômes.
Rationnel écolo, superstition, religiosité, croyances diverses, un brin de conservatisme, et quelques esprits artistiques qui osent même parler d'oeuvre d'art... Entre tout ça, le coeur de l'opinion populaire islandaise balance. Et le mien joue du triangle.
Mais pas longtemps, puisqu'au moment où on m'en parle quelques impatients d'Hella ont déjà rangé mes cailloux.
Depuis mon oreiller malade, je ne sais pas quoi en penser.
Je ne suis pas encore ému. Pas encore amusé non plus.
La seule image qui me vient, comme un cheveux sur la soupe, c'est une assiette de pâtes alphabet. Sans doute parce que enfant, j'aimais moins les manger que d'en mettre plein sur la table.
« Mais quand la table c'est ton pays..!
Ô mon ami, vient donc prendre ton repas.
Ta belle du voyage, ta gitane de poésie...
Elle a fondue sur notre automne.
Elle a fondue dans ton assiette.
Mais de loin elle répand son souffle. »
J'aurais voulu garder juste une lettre.
ð
Avec sa petite croix en haut, clin d'oeil mutuel de l'homme et de la femme.
♀ ♂
Après les vers matinaux sur le sable de Koh Chang, et maintenant cet alphabet Islandais. Malade ou pas, une nouvelle passion confirmait le bout de son nez:
Le Land Art typographique et ses lendemains éphémères.
Pendant quelques jours prochains, en compagnie de somptueux ciels boréaux, ma convalescence se bornera à des écritures solitaires de poèmes à mon carnets.
Mais après, un jour et puis encore d'autres, cette manie d'écrire, sans encre mais sur le monde, deviendrait mon jeu préféré. Mon jeu de mots le plus chronique.